Aviation : le virage SAF devient réglementaire

Le temps des annonces est passé : depuis 1er janvier 2025, l’incorporation de carburants d’aviation durables (SAF) dans le kérosène devient une obligation juridique en Europe. Les États-Unis subventionnent massivement la production, le Royaume-Uni adopte son propre mandat, l’OACI renforce CORSIA, pendant qu’Airbus vise la compatibilité 100 % SAF d’ici la fin de la décennie. Dans ce nouveau cadre, les dirigeants du transport aérien, de l’énergie et de la chimie ne sont plus face à un choix d’image, mais à une équation industrielle, financière et RH à résoudre.

Comme le résume Maximilien de Boyer, Practice Director Aéronautique, Défense & Sécurité chez NAOS International : « Le SAF n’est plus un “nice to have”. C’est un brevet de conformité qui rebat les cartes des coûts, des chaînes d’approvisionnement et des compétences critiques. »

Ce papier propose une lecture opérationnelle de ce tournant : règles clés, tension offre-demande et coûts, maturité technologique, impacts économiques (ETS, mandat), puis conséquences sur les métiers et les recrutements.

De la promesse au droit : l’ère du mandat

Le règlement ReFuelEU Aviation (UE 2023/2405) impose aux fournisseurs de carburant, dans tous les aéroports de l’UE, un taux minimal de SAF : 2 % dès 2025, 6 % en 2030, 20 % en 2035, 34 % en 2040, 42 % en 2045, 70 % en 2050. Il fixe en outre une sous-quotité d’e-kérosène (carburants synthétiques, RFNBO) : moyenne de 1,2 % sur 2030-2031 (min. 0,7 % par an), 2 % sur 2032-2034, puis 5 % en 2035, 10 % en 2040, 15 % en 2045 et 35 % en 2050. Le texte prévoit aussi une obligation de ravitaillement : chaque opérateur doit embarquer au moins 90 % du carburant nécessaire au départ de l’UE pour éviter le « tankering » économique. Des amendes indexées sur l’écart de prix SAF/kérosène s’appliquent en cas de non-conformité.

Côté prix du carbone, l’UE a durci son EU ETS : fin progressive des quotas gratuits (-25 % en 2024, -50 % en 2025) puis enchères à 100 % dès 2026 pour les vols intra-EEE ; 20 millions de quotas sont réservés comme incitation au verdissement du carburant.

Au global, la trajectoire de compensation via CORSIA s’intensifie : après la phase pilote (2021-2023), première phase 2024-2026, puis seconde 2027-2035, avec un nouveau “baseline” à 85 % des émissions 2019 dès 2024.

Enfin, plusieurs pays accélèrent : Royaume-Uni (mandat national SAF), France (incorporation minimale depuis 2022, montée vers 2025), Japon (projet 10 % en 2030). Ces signaux montrent que l’alignement réglementaire dépasse l’UE mais touche tous les continents.

Tension d’offre et choc de coûts : la nouvelle réalité économique

Si l’obligation démarre à 2 % en Europe en 2025, l’offre demeure rare. L’IATA estime que la production mondiale pourrait doubler en 2025 pour atteindre 2 Mt, soit ~0,7 % de la consommation totale des compagnies ; en 2024, la part tournait autour de 0,5 %. Le différentiel de coût reste élevé : en moyenne 3,1× le prix du Jet A-1 en 2024, générant un surcoût global de 1,6 Md$ (projection 2025 : 4,4 Md$ additionnels liés au SAF).

En Europe, la capacité annuelle de production de SAF est évaluée à peine au-dessus de 1 Mt, majoritairement via la voie HEFA (huiles usagées, graisses). L’e-kérosène (Power-to-Liquid) doit encore passer à l’échelle industrielle.

La dynamique reste contrastée à l’international : des annonces d’investissements, mais aussi des recalibrages industriels et des risques de sous-investissement ; à l’inverse, l’Asie pourrait connaître une offre excédentaire à court terme, annonçant des flux export, si la demande locale ne suit pas.

Maturité technologique et certification : 50 % aujourd’hui, 100 % demain

Aujourd’hui, les carburants SAF “drop-in” sont certifiés ASTM D7566 en mélange jusqu’à 50 % (selon la voie). L’approbation à 100 % n’est pas encore généralisée, même si des vols d’essai à 100 % ont été menés et que les autorités travaillent à relever les plafonds.

Airbus teste des vols 100 % SAF et confirme viser une compatibilité 100 % SAF pour tous ses avions d’ici 2030. Cet objectif soutient la montée des mandats et prépare la bascule vers des carburants synthétiques produits avec hydrogène renouvelable et CO₂ capté (RFNBO).

Sur les voies de production, HEFA domine à court terme (ressources limitées : huiles usagées, graisses), tandis que le Fischer-Tropsch Process (biomasse-vers-liquide) et Alcohol-to-Jet gagnent en maturité. L’e-kérosène (Power-to-Liquid) est clé pour la sous-quotité RFNBO européenne, mais son coût reste, à ce stade, le plus élevé.

Conséquence : pour 2025-2030, la sécurisation d’approvisionnements HEFA et les premiers lots RFNBO cohérents avec les sous-objectifs seront déterminantes pour respecter le mix réglementaire, tout en arbitrant coût/impact.

Effet ciseaux pour les compagnies : mandat SAF + EU ETS = nouveau P&L

Le coût du carbone (EU ETS) et la prime SAF se cumulent. L’UE a acté la fin des quotas gratuits dès 2026 pour l’aviation intra-EEE, tandis que ReFuelEU impose des taux minimaux de SAF par aéroport. Les pénalités liées à l’écart de prix entre SAF et kérosène renforcent l’incitation à l’incorporation réelle plutôt qu’à la simple compensation.

Le règlement prévoit une flexibilité 2025-2034 : les fournisseurs peuvent moyenner leurs volumes SAF à l’échelle de l’UE sur la période (mass-balance), et l’UE encadre le “refueling” pour éviter le tankering. Pour les transporteurs, cela se traduira par de nouveaux schémas contractuels (multi-aéroports, « book-and-claim » certifiables, clauses d’ajustement carburant) et par une intégration Finance/Approvisionnement/Conformité plus poussée.

En France, l’effort d’incorporation précoce (dès 2022) et les ambitions nationales (investissements publics « France 2030 », objectif : 500 000 t/an de capacité d’ici 2030 annoncé) éclairent la voie, même si l’alignement européen reste le cadre dominant pour 2025 et au-delà.

Chaîne de valeur & talents : une bataille d’ingénierie, d’opérations et de conformité

La montée en puissance du SAF reconfigure la carte des métiers :

Production & procédés : ingénieurs procédés , responsables d’unités F-T (biomasse vers liquide), spécialistes ATJ, chefs de projets e-fuels (électrolyse, captage CO₂, synthèse), fiabilisation d’unités (commissioning/start-up), maintenance avancée.

Énergie & réseaux : acheteurs d’électricité renouvelable, experts PPA, ingénieurs raccordement, gestion de l’intermittence pour sécuriser les facteurs de charge d’unités PtL.

Qualité & certification : responsables ASTM D7566/D1655, assurance qualité carburants, métrologie, laboratoire, essais moteurs (compatibilité matériaux, additifs, lubrifiants).

Supply chain & logistique aéroportuaire : spécialistes blend, stockage, tracabilité mass-balance, interface dépots-pipelines-hydrants.

Carbone & conformité : analystes LCA (RED II/III), MRV ETS, CORSIA, juristes environnement, contrôleurs des risques réglementaires (pénalités ReFuelEU, clauses de livraison).

Finance & stratégie : structuration de contrats long terme, hedging prix du jet et du SAF, alliances aéroportuaires (pooling), co-investissements amont.

Commercial & marketing B2B : dispositifs book-and-claim crédibles, offres “Sustainable Corporate Travel”, reporting extra-financier clients.

Compétences transverses recherchées : sécurité des procédés, digital/OT, data qualité, supply planning, gestion multi-sites, pilotage CAPEX (FEED/EPC), négociation industrielle complexe. Les écarts salariaux se tendent déjà sur les profils électrolyse, ingénierie CO₂ et qualité carburants.

Côté entreprises, trois mouvements RH se détachent :

  • Re-skilling des équipes carburant & opérations pour intégrer normes ASTM, tracabilité, MRV ETS/CORSIA.

  • Staffing projets pour les premières usines e-fuels (déploiement 2026-2030), avec concurrence intersectorielle(chimie/énergie/hydrogène).

  • Gouvernance : comités Carburant durable inter-fonctions (Ops, Finance, Achats, Legal, QHSE), rattachés au Comex pour arbitrer CAPEX/OPEX, garantis par des KPI (€/tCO₂ évitée, % SAF, coûts ETS).

Piloter la transition par la preuve

Le passage à l’obligation change tout. En Europe, l’agenda ReFuelEU et le durcissement ETS obligent à industrialiser la démarche :

  • Sécuriser l’approvisionnement (HEFA à court terme, RFNBO en rampe) et des contrats multi-horizons (2025-2030-2035).

  • Internaliser les compétences critiques (procédés, qualité, conformité, data carbone) et professionnaliser la gouvernance.

  • Dimensionner la stratégie financière (prix du carbone, prime SAF, incitations publiques) avec une lecture globale (UE/UK/US/CORSIA).

Le message est clair : le SAF n’est plus un projet RSE, c’est une infrastructure stratégique. Les directions générales qui orchestrent la filière, de l’ingénierie au talent, prendront l’avantage lorsque les quotas monteront à 6 % en 2030 puis 20 % en 2035.

«La décennie 2025-2035 est celle de la crédibilité industrielle. Ceux qui combinent contrats d’approvisionnement, excellence opérationnelle et attractivité des talents fixeront les nouveaux standards de compétitivité, ” conclut Maximilien de Boyer.